Je viens de rentrer d'un voyage en Corse, le deuxième dans ma vie, et j'espère sincèrement que ça ne sera pas le dernier. Un point frappant quand on visite cette île, c'est la présence tout au long des côtes de ce qu'on appelle les « tours génoises », un système de tours construites tout autour de l'île pour prévenir les populations dès que possible en cas de raid barbaresque, pour qu'elle puisse se réfugier à l'abri à l'intérieur des terres.
Ce qu'on appelait à l'époque les « raids barbaresque », c'était des attaques lancées depuis les côtes d'Afrique de Nord, à l'époque sous contrôle ottoman, sur toutes les côtes mal défendues des royaumes du nord - Provence, Corse, Sardaigne... Le but était de razzier les villages et d'y prendre ce qu'on y trouvait et qui avait de la valeur : les populations chrétiennes. Les gens qui avaient le malheur d'être capturés étaient emmenés à Alger ou à Tunis pour y être vendus comme esclaves. Les plus chanceux pouvaient être rachetés par des ordres monastiques catholiques qui avaient pour vocation de les rapatrier pour les affranchir. Quant aux autres...
Une personne qu'on peut difficilement soupçonner de complaisance vis-à-vis de l'Occident s'est un jour posé la question : au temps du commerce triangulaire, les Français, pour prendre cet exemple, n'avaient pas pénétré en Afrique. Le comptoir où ils échangeaient les marchandises contre les esclaves était à Gorée, au large de Dakar. Donc soit les populations africaines migraient spontanément en masse vers cet endroit, soit les esclaves y étaient amenés, et ce n'était pas par des européens.
Les marchands arabes étaient, et sont restés jusqu'à la colonisation à la fin, du XIXe siècle, un des acteurs majeurs de ce commerce. Ils capturaient ou achetaient leur marchandise, des humains, où ils se trouvaient. J'ai évoqué les villages corses, j'aurais pu parler des villages africains aussi, qui ont été saignés pendant 10 siècles. Les marchands amenaient leur sinistre « marchandise » pour la vendre soit à l'ouest, où les Européens les achetaient, soit à l'est où ils faisaient la réputation des marchés du Caire, de la Mecque et où ils ont longtemps fait la fortune du marché de Zanzibar.
À ce stade, je voudrais vous inviter à réfléchir : des prisonniers d'origine africaine ont été vendus comme esclaves aux occidentaux et aux Arabes. Ceux vendus aux occidentaux ont été envoyés aux Amériques, ceux vendus aux Arabes ou aux Turcs sont restés dans les terres de l'Empire Ottoman. Comment, aujourd'hui, vivent les descendants de ces esclaves envoyés en terre d'Islam ? Le sort des descendants d'esclaves aux Amériques est variable selon le pays. Il n'est peut-être pas extraordinaire, mais ils ont fait souche dans le pays où leurs ancêtres ont été vendus et y sont aujourd'hui nombreux, en attendant d'y être prospères. Quant à ceux qui ont été vendus de l'autre côté... en fait, ils n'ont pas de descendants, soit ils ont été castrés, soit leurs maîtres les ont empêchés d'avoir des enfants d'une autre manière : en dehors d'une immigration récente, il n'existe pas de population d'origine noire dans les anciennes terres des empires arabes ou Ottomans.
Certains aiment objecter que « l'esclave en Islam, ce n'est pas comme l'esclave en Occident, en terre d'Islam il est respecté ». D'une certaine manière, ils ont raison : après tout l'Égypte a été gouvernée aux temps Ottomans par une caste d'esclaves (les Mamelouks). Comme la Chine a été gouvernée dans l'ombre par les eunuques impériaux au XIXe siècle. Qui, aujourd'hui, pourrait envier le sort de ces gens ? Pensez-y lors de la prochaine journée de « commémoration des traites », si vous êtes d'une vieille famille nantaise ou bordelaise, celle peut-être pratiquée par vos ancêtres n'était peut-être pas la pire, n'en déplaise à certains.
Il va sans dire que tout commerce d'êtres humains, considérés comme des biens meubles, est une abjection, et que je ne veux rien minimiser ici - la civilisation meurt aussi de la concurrence victimaire. Mais j'en ai un peu assez que ce sujet, parmi beaucoup d'autres, ne soit traité qu'en observant une seule face de la pièce et en occultant totalement l'autre face parce-que, vous comprenez, elle concerne des peuple « racisés » ou « victimes ». Dans cette affaire, il n'y avait pas de super coupable et d'agneau sacrificiel, il y avait d'un côté des salauds qui vivaient et pratiquaient ce que pratiquaient les salauds de leur époque, et de l'autre des victimes dont certaines auraient tout aussi bien pu être dans l'autre camp...
L'image d'illustration est tirée de Flickr, et montre tour génoise d'Erbalunga, dans le Cap Corse, photographiée par Jean-François Bonachera. La photo est sous license Creative Commons CC BY-NC-ND 2.0, excluant toute utilisation commerciale, merci de la respecter.